De Warhol à Arman, icônes en miroir
Jeudi 17 Avril 2025

Armand Fernandez, dit Arman (1928-2005), Statue de la Liberté, vers 1987, épreuve en bronze 1/2, 73 x 25 x 28,5 cm. Estimation : 5 000/8 000 €
Vingt ans après sa disparition, Arman est sur le devant de la scène à travers une vente réunissant des œuvres inédites, restées dans sa descendance. Aux côtés de pièces emblématiques figure un portrait rare, signé Andy Warhol, offert par celui-ci à l’artiste.
Parmi les artistes majeurs de la seconde moitié du XXe siècle, Arman occupe une place à part, tant par l’audace de son geste que par la cohérence de sa trajectoire. Disparu il y a tout juste vingt ans, il est célébré – à côté de Montpellier – dans une vente événement, articulée autour d’un témoignage intime : un portrait de l’artiste par Andy Warhol, offert à son modèle par le pape du pop art un an avant sa disparition, témoignage des passerelles transatlantiques entretenues par Arman, sa famille à ses côtés. Né Armand Fernandez en 1928 à Nice, celui-ci s’impose dès les années 1950 comme un inclassable
inventeur de formes et de gestes radicaux. Avec les autres membres du mouvement du nouveau réalisme, il pose un autre regard sur le monde, refusant la distance esthétique et la complaisance pour assumer une frontalité nouvelle entre l’art et la vie. Là où le pop art américain célèbre les symboles de la société de consommation, les nouveaux réalistes manipulent ses déchets, ses restes, ses flux. Arman se distingue par une méthode rigoureusement sérielle qui fait de l’objet non plus un motif, mais la matière brute de l’œuvre : les accumulations, les colères, les combustions, les coupes, les tranches deviennent ses signatures. En empilant violons, tubes de peinture, montres, rasoirs ou gants, il ne dénonce pas tant la société d’abondance qu’il n’en fossilise les excès, muséifie les objets ordinaires et fige l’énergie du quotidien dans une forme à la fois baroque, critique et poétique. L’ensemble mis aux enchères, constitué d’œuvres majeures, inédites sur le marché et peu exposées, n’a jamais quitté la famille. Ces pièces sont restées entre les mains d’une des filles – et de la fille de cette dernière – d’Arman et de sa première épouse, la compositrice et pionnière de la musique électronique Éliane Radigue (née en 1932). Le couple, marié de 1951 à 1967, aura trois enfants : Françoise (née en 1951), Anne (née en 1953) et le marchand d’art Yves Arman (1954-1989).

Le parcours d’un iconoclaste
Les deux artistes se rencontrent très jeunes. Éliane quitte son Paris natal et le quartier Beaubourg de son enfance pour Nice, où elle pense passer trois ans. Elle y restera dix-sept ans après avoir fait la connaissance d’Arman, non sans faire des allers-retours avec New York, où Arman cherche un nouvel ancrage au sein d’une scène artistique très active, dominée par le pop art et Andy Warhol. Arman fréquente avec ce dernier les mêmes galeries, collectionneurs, vernissages, soirées et institutions — notamment la galerie Leo Castelli, les événements du MoMA ou du Guggenheim, ou encore des lieux comme la Factory, repaire de Warhol, où les artistes de tous horizons se retrouvent. C’est dans ces années de maturité artistique qu’Arman exécute, en 1976, trois ans après avoir obtenu la nationalité américaine, Coll Hands Blue II (15 000/20 000 €), l’une des plus puissantes expressions de son vocabulaire esthétique. Cette accumulation monumentale de gants blancs en tissu, encastrés dans une vaste boîte en Plexiglas (196,5 x 226,5 x 14 cm) s’inscrit dans une série d’œuvres où l’artiste, ayant abandonné l’expressivité de la peinture pour se concentrer sur le geste en tant que trace, fige dans des volumes transparents des objets du quotidien, arrachés à leur fonction pour devenir de pures présences plastiques. Dès les
années 1960, dans le sillage de ses premières «Accumulations» et «Poubelles», Arman saisit le monde moderne dans ce qu’il a de plus matériel, de plus saturé, de plus itératif. S’il a refait sa vie avec l’Américaine Corice Canton et adopté New-York comme port d’attache, il reste très actif en France, où une rétrospective lui est consacrée en 1998 à la galerie du Jeu de Paume. Deux ans plus tard, Arman est au couvent des Cordeliers, pour un projet monumental, où il présente notamment 42 lignes (12 000/15 000 €), un alignement rigoureux de bibles rouges, serrées les unes contre les autres dans une structure métallique austère (170 x 94 x 20 cm). Cette impressionnante installation, tout en verticalité, dégage une force silencieuse et sacrée. Elle fut créée pour le projet «Vingt siècles vus par Arman, Vingt stations de l’objet», présenté en 2000. L’initiative réunissait vingt de ses œuvres emblématiques, chacune évoquant un siècle, comme une fresque matérielle de l’histoire humaine. 42 lignes incarne le XVe siècle, celui de la mise au point de l’imprimerie par Gutenberg, révolution technologique qui a transformé à jamais notre rapport au savoir, à la mémoire et à la transmission. Umberto Eco, associé au projet, aurait fait remarquer à Arman que la Bible de Gutenberg comptait précisément quarante-deux lignes par page, ce qu’Arman ignorait, lui qui avait choisi « ce nombre parce que six longueurs et sept largeurs, ça [lui] convenait en taille ».

Arman, Coll Hands Blue II, 1976, accumulation de gants dans une boîte en Plexiglas, signée, 196,5 x 226,5 x 14cm.
Estimation : 15 000/20 000 €

Arman, Brush Strokes, Colère de chaise, vers 1996, chaise cassée sur une toile, brosses, traces de couleur (acrylique), signée sur la tranche, 149,5 x 119 x 19 cm. Estimation : 8 000/12 000 €
Le rêve en tranches
Aux deux pièces uniques déjà évoquées s’ajoute Brush Strokes (8 000/12 000 €), à rapprocher des «Colères» tardives, mêlant brosses, traces d’acrylique et fragments de chaise brisée dans un jaillissement explosif. Ici, Arman ne peint pas, il frappe. Cette œuvre de 1996 incarne un geste de rupture, au sens littéral. En brisant une chaise sur une toile – parfois avec rage, parfois avec méthode – et en y jetant pinceaux et éclaboussures colorées, Arman fait basculer l’objet utilitaire dans l’arène du pictural. La toile n’est plus un support passif : elle devient le témoin physique d’une action destructrice, un champ de tension entre création et anéantissement. Les «Colères» apparaissent dès les années 1960, dans un contexte d’effervescence artistique où les notions d’action painting, de performance et de gestualité contaminent les pratiques esthétiques. Dernière œuvre de cet ensemble, la Statue de la Liberté (5 000/8 000 €) datée vers 1987, cristallise avec une force singulière la puissance symbolique de son langage plastique. Cette épreuve en bronze, fondue en deux exemplaires seulement, reprend l’un des monuments les plus iconiques du monde occidental pour le soumettre à un processus de fragmentation, autre signature de l’artiste. Le corps de la statue semble débité en tranches, comme si elle était passée au scanner de l’histoire, déconstruite et recomposée à la manière des «Coupes» qu’Arman développe à partir du début des années 1980. Symbole universel de démocratie, de justice et d’espoir, la statue de la Liberté incarne à elle seule le rêve américain. En la découpant méthodiquement, il en déploie une vision bien plus complexe : loin de la solennité monolithique du monument originel, sa version fragmentée interroge, dérange, oblige à regarder autrement. C’est un geste politique autant qu’un geste plastique, à la croisée du pop art et du nouveau réalisme.

Arman, 42 lignes, XVe, 2000, accumulation de bibles dans une boîte en fer, 170 x 94 x 20 cm. Estimation : 12 000/15 000 €
ARMAN PAR WARHOL, REGARDS CROISÉS
Offert par l’artiste américain à son modèle et ami français, ce portrait (80 000/120 000 €)d’un format carré signature, exécuté en 1986, figure parmi les toutes dernières œuvres réalisées par Andy Warhol. Rapatriée en France – soigneusement enroulée dans la soute à bagages – par Arman, conservée depuis dans la collection familiale, la toile apparaît aujourd’hui comme un double témoignage : celui d’une amitié profonde entre deux figures artistiques majeures de part et d’autre de l’Atlantique, et celui d’une vision du portrait comme image-icône, poussée à son point de cristallisation. Nés tous deux en 1928, Arman et Warhol élèvent les objets du quotidien au rang de totems. Tous deux fondent leur oeuvre sur la répétition, la prolifération, le multiple. Mais là où Arman accumule des fragments d’existence pour les condenser dans une boîte ou les déchaîner dans une «Colère», Warhol fige l’image dans une sérigraphie glacée et saturée. Ce portrait, loin d’être un hommage convenu, se lit comme un jeu de miroirs : Arman devient motif, image sérigraphiée parmi les autres, et donc objet, à son tour. Mais il est aussi sujet : le regard franc, tourné vers l’objectif, signe une présence nette, une conscience aiguë d’être vu. Réalisation tardive dans le corpus warholien, cette oeuvre s’inscrit dans la continuité de ses portraits d’artistes (Beuys, Basquiat, Mapplethorpe), où le filtre photographique ne gomme pas l’identité mais l’exacerbe, dans une tension entre abstraction du médium et incarnation du sujet. Le choix d’Arman comme sujet n’est pas anodin : l’artiste français, installé à New York dès les années 1960 et naturalisé américain en 1973, incarne alors un dialogue entre New-York et Paris. Warhol le saisit dans son style le plus emblématique – quadrillage frontal, aplats synthétiques, palette contrastée – mais en adoptant une chromie moins fréquente, presque sourde, loin de ses portraits de célébrités éclatants. En inscrivant Arman dans son panthéon personnel de visages reconnus, Warhol lui adresse un geste d’égal à égal – une sorte de canonisation silencieuse.

Andy Warhol (1928-1987), Arman (1986), polymère synthétique et encres sérigraphiques sur toile, 101,5 x 101,5 cm. Estimation : 80 000/120 000 €
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